Conjurer la menace globale
« Laissez les ténèbres à leurs ténèbres, et allumez la lampe qui conduit au lever du jour. »
Philippe Jaccottet, in: Rouge-gorge [46].
Philippe Jaccottet, in: Rouge-gorge [46].
A quoi joue notre espèce?
Un jeu fatal et la culture qu’il façonne depuis moins de deux cents ans nous mettent à mal en nous privant, même pendant la vie primale de nos descendants, d’une part substantielle de notre disponibilité [ou de notre DPI, selon une définition qui sera donnée plus loin].
Depuis trois cent mille ans, nous sommes restés plus ou moins ce que nous sommes : un mammifère au cerveau si développé qu’il a fait de nous la seule espèce chez qui, même si le bassin féminin s’est élargi jusqu’à la limite encore compatible avec la fonction vitale qu’est la course, le diamètre de la tête du fœtus au 9e mois de gestation excède déjà celui du défilé pelvien que cette tête va franchir. L’humain quitte donc l’utérus maternel à ce moment clé où, grâce à la mobilité des os de son crâne pas encore soudés et à une élasticité acquise des ligaments de la ceinture pelvienne chez sa mère, celle-ci peut parfaitement le délivrer sans traumatisme, ni pour elle ni pour lui. Mais il n’est alors, biologiquement parlant, qu’un fœtus. Car ce n’est guère qu’un an plus tard qu’il atteindra un degré d’autonomie comparable à celui dont les autres mammifères jouissent, eux, dès leur naissance. D’où son besoin impérieux d’attention soutenue et de présence affective sécurisante jusqu’à la fin de la période de haute dépendance qu’est sa vie primale.
Comme tout ce qui n’est pas attention à l’autre et présence à l’autre, la gamification [47] de la vie actuelle, c'est-à-dire sa transformation en une série de jeux sociaux soumis à certaines règles, compromet la fonction de protection primale des procréateurs à l’égard de leurs descendants. Pas seulement en faisant de maint individu l’acteur passionné de mondes virtuels et le correspondant distant mais constant d’un ensemble peu défini de partenaires, mais surtout en le poussant à relever des défis dans un univers concurrentiel devenu impitoyable. C'est le cas, par exemple, tel que relaté par Jean Ziegler, des jeunes personnes hautement compétentes que la Banque mondiale et le FMI recrutent au sortir d'études souvent brillantes dans de prestigieuses universités nord-américaines. D’emblée à l’écart de ce que vivent la plupart des humains, elles se retrouvent les acteurs d’un jeu dont elles semblent ignorer les conséquences terrifiantes. Malgré leurs indéniables qualités intellectuelles, elles souffrent semble-t-il de la même fermeture à l’observation du monde réel que la plupart des fonctionnaires des institutions de Bretton Woods actuelles. Comme eux, elles deviennent prisonnières d’une vision du monde et d’un modèle d’analyse qui en font les parfaits janissaires [48] de l’empire américain. Avec tout leur talent, elles ont ainsi contribué à développer et perpétuer un jeu littéralement glacial qui, dès la fin des années 1970 [49], a permis qu’une «caste cannibale» [50] – celle des «gigantesques personnes immortelles» [51] – se mette à dévorer la Terre et ses habitants. Ce jeu n’a fait qu’accroître la toxicité du stress sociétal. Au point que quelques poètes, idéalistes et autres intellectuels [52], conscients de la perte de souveraineté des États, ont initié la «vague mondiale de fronde politique [qui] a commencé à déferler en janvier 2011, à Tunis, avant d’emporter Le Caire et de gagner Madrid, Athènes, New York, Londres, Moscou, Québec, Sanaa, Tel-Aviv, Dakar, Paris, Istanbul, Rio de Janeiro, Kiev, Caracas, Bangkok ou Phnom Penh» [53]. Au point, également, qu'en mars 2010 déjà, 93% des Islandais enfin consultés avaient voté "Nei" – comme en juillet 2015 une large majorité des votants grecs enfin consultés devaient réagir par un "Oxi" historique – au principe de rigueurs budgétaires censées contribuer à renflouer les banques et protéger les investisseurs [54].
Depuis que nous ne sommes plus exposés seulement aux situations d’alerte auxquelles, depuis toujours, nos organismes sont parfaitement aptes à réagir – situations occasionnelles, temporaires et souvent salutaires [55] que connaissent tous les vivants jusqu’aux sociétés indigènes non acculturées [56] – nous souffrons d’un stress sociétal devenu toxique parce que chronique [57]. Il est chronique du fait qu’il résulte d’une pression sociale insidieuse devenue permanente, au moins depuis le début de l’ère industrielle.
Selon Daniel Quinn [58], l’origine de ce type de stress pourrait même remonter à l’époque où, il y a quelque dix mille ans, les premiers cultivateurs de la région du croissant fertile – «ceux qui prennent» – n’auraient pas laissé les bergers – «ceux qui laissent» – traverser avec leurs bêtes les terres ensemencées que, d’autorité, ces cultivateurs auraient clôturées pour s’en approprier le produit. Quoi qu'il en soit, avant de préciser la nature d’une asymétrie génératrice de l’inégalité dont nous souffrons, rappelons que cette asymétrie se fonde sur l’appropriation. Celle-ci se mesure aujourd’hui à ce qu’il est convenu d’appeler le capital, lequel était aussi inégalement réparti au milieu du XIXe siècle dans les pays industrialisés qu’il l’est progressivement redevenu, toujours sous sa forme privée, depuis la fin de la dernière guerre [59,60]. Liée au revenu de ce capital, une forme de stress sociétal devait donc bien exister au milieu de XIXe siècle déjà, à une différence près, peut-être, celle de sa toxicité. Du fait que cette toxicité ne dépend pas uniquement de la chronicité de l’inégalité de revenus mais aussi de la façon dont cette inégalité est ressentie [61], le stress est sans doute devenu plus toxique pour les générations d’après les années soixante-dix que pour celles d’il y a un siècle et demi.
Depuis trois cent mille ans, nous sommes restés plus ou moins ce que nous sommes : un mammifère au cerveau si développé qu’il a fait de nous la seule espèce chez qui, même si le bassin féminin s’est élargi jusqu’à la limite encore compatible avec la fonction vitale qu’est la course, le diamètre de la tête du fœtus au 9e mois de gestation excède déjà celui du défilé pelvien que cette tête va franchir. L’humain quitte donc l’utérus maternel à ce moment clé où, grâce à la mobilité des os de son crâne pas encore soudés et à une élasticité acquise des ligaments de la ceinture pelvienne chez sa mère, celle-ci peut parfaitement le délivrer sans traumatisme, ni pour elle ni pour lui. Mais il n’est alors, biologiquement parlant, qu’un fœtus. Car ce n’est guère qu’un an plus tard qu’il atteindra un degré d’autonomie comparable à celui dont les autres mammifères jouissent, eux, dès leur naissance. D’où son besoin impérieux d’attention soutenue et de présence affective sécurisante jusqu’à la fin de la période de haute dépendance qu’est sa vie primale.
Comme tout ce qui n’est pas attention à l’autre et présence à l’autre, la gamification [47] de la vie actuelle, c'est-à-dire sa transformation en une série de jeux sociaux soumis à certaines règles, compromet la fonction de protection primale des procréateurs à l’égard de leurs descendants. Pas seulement en faisant de maint individu l’acteur passionné de mondes virtuels et le correspondant distant mais constant d’un ensemble peu défini de partenaires, mais surtout en le poussant à relever des défis dans un univers concurrentiel devenu impitoyable. C'est le cas, par exemple, tel que relaté par Jean Ziegler, des jeunes personnes hautement compétentes que la Banque mondiale et le FMI recrutent au sortir d'études souvent brillantes dans de prestigieuses universités nord-américaines. D’emblée à l’écart de ce que vivent la plupart des humains, elles se retrouvent les acteurs d’un jeu dont elles semblent ignorer les conséquences terrifiantes. Malgré leurs indéniables qualités intellectuelles, elles souffrent semble-t-il de la même fermeture à l’observation du monde réel que la plupart des fonctionnaires des institutions de Bretton Woods actuelles. Comme eux, elles deviennent prisonnières d’une vision du monde et d’un modèle d’analyse qui en font les parfaits janissaires [48] de l’empire américain. Avec tout leur talent, elles ont ainsi contribué à développer et perpétuer un jeu littéralement glacial qui, dès la fin des années 1970 [49], a permis qu’une «caste cannibale» [50] – celle des «gigantesques personnes immortelles» [51] – se mette à dévorer la Terre et ses habitants. Ce jeu n’a fait qu’accroître la toxicité du stress sociétal. Au point que quelques poètes, idéalistes et autres intellectuels [52], conscients de la perte de souveraineté des États, ont initié la «vague mondiale de fronde politique [qui] a commencé à déferler en janvier 2011, à Tunis, avant d’emporter Le Caire et de gagner Madrid, Athènes, New York, Londres, Moscou, Québec, Sanaa, Tel-Aviv, Dakar, Paris, Istanbul, Rio de Janeiro, Kiev, Caracas, Bangkok ou Phnom Penh» [53]. Au point, également, qu'en mars 2010 déjà, 93% des Islandais enfin consultés avaient voté "Nei" – comme en juillet 2015 une large majorité des votants grecs enfin consultés devaient réagir par un "Oxi" historique – au principe de rigueurs budgétaires censées contribuer à renflouer les banques et protéger les investisseurs [54].
Depuis que nous ne sommes plus exposés seulement aux situations d’alerte auxquelles, depuis toujours, nos organismes sont parfaitement aptes à réagir – situations occasionnelles, temporaires et souvent salutaires [55] que connaissent tous les vivants jusqu’aux sociétés indigènes non acculturées [56] – nous souffrons d’un stress sociétal devenu toxique parce que chronique [57]. Il est chronique du fait qu’il résulte d’une pression sociale insidieuse devenue permanente, au moins depuis le début de l’ère industrielle.
Selon Daniel Quinn [58], l’origine de ce type de stress pourrait même remonter à l’époque où, il y a quelque dix mille ans, les premiers cultivateurs de la région du croissant fertile – «ceux qui prennent» – n’auraient pas laissé les bergers – «ceux qui laissent» – traverser avec leurs bêtes les terres ensemencées que, d’autorité, ces cultivateurs auraient clôturées pour s’en approprier le produit. Quoi qu'il en soit, avant de préciser la nature d’une asymétrie génératrice de l’inégalité dont nous souffrons, rappelons que cette asymétrie se fonde sur l’appropriation. Celle-ci se mesure aujourd’hui à ce qu’il est convenu d’appeler le capital, lequel était aussi inégalement réparti au milieu du XIXe siècle dans les pays industrialisés qu’il l’est progressivement redevenu, toujours sous sa forme privée, depuis la fin de la dernière guerre [59,60]. Liée au revenu de ce capital, une forme de stress sociétal devait donc bien exister au milieu de XIXe siècle déjà, à une différence près, peut-être, celle de sa toxicité. Du fait que cette toxicité ne dépend pas uniquement de la chronicité de l’inégalité de revenus mais aussi de la façon dont cette inégalité est ressentie [61], le stress est sans doute devenu plus toxique pour les générations d’après les années soixante-dix que pour celles d’il y a un siècle et demi.